Le grand souvenir de votre enfance ?
Les bruits de la cuisine. C’est exactement ça. Peut-être un peu les coups de gueule de mon père aussi. C’était une autre génération. On a été élevés comme ça. Ça crie dès le matin. On ne peut pas leur en vouloir vraiment. En même temps, il avait une grande bienveillance. Pour tous ceux qui travaillaient avec lui. Les gens l’adoraient. Il n’était pas méchant, ni agressif, ni quoi que ce soit. Et lorsqu’un service avait été un peu tendu, on prenait une coupe de champagne. Et on allait dormir. Ça allait bien.
Le plat qui vous a marquée ?
Deux plats mythiques. Il y a le bar au caviar. Je ne suis pas sûre qu’il ait été pour moi dans mon enfance, quand je l’ai goûté pour la première fois, une grande révélation. Parce que je n’étais pas armée pour l’apprécier. Ma mère me disait : « Tu n’as pas le droit de goûter du caviar. Tu es trop jeune. »
Et puis les asperges à la hollandaise. Un souvenir que je garde également, c’étaient ces moments où mes parents ne travaillaient pas. On se réappropriait la maison, on se servait sur la terrasse, sous les tilleuls du jardin. Le mercredi, il n’y avait personne dans la maison. Quelquefois, les équipes de mon père préparaient des petits gratins. Pour qu’on puisse déjeuner ensemble.
Refaites-vous ces recettes ?
J’ai fait des asperges à la hollandaise pendant toute une partie de ma vie. Avec des aromatisations différentes.
Votre premier restaurant ?
Les premiers, c’était lorsqu’on allait dans les Landes, au mois d’août. Nous nous arrêtions à l’hôtel du Relais de la Poste à Magescq. Chez la famille Coussau, des gens extraordinaires. Et aussi mes 18 ans. Chez Paul Bocuse. Mon père qui me prévient : « On va fêter tes 18 ans chez Monsieur Paul. » Je n’étais pas préparée. On a pris la voiture.
Vous avez déjà cuisiné pour votre papa ?
C’est une bonne question… (la cheffe est prise d’une émotion soudaine). Mais non.
Qu’auriez-vous aimé lui faire goûter ?
C’est une question qu’on m’a rarement posée. Et que je me suis toujours posée. J’ai envie de dire, peut-être le berlingot au crémeux de chèvre. Parce qu’il adorait les pâtes. Si j’ai fait ce plat à base de pâtes, c’est aussi parce que mon père en était fou. J’aurais rêvé pouvoir cuisiner pour lui.
La part des souvenirs dans votre cuisine ?
Peut-être la sauce du bar au caviar. L’idée, c’est de continuer à faire ce plat en essayant de ne pas le trahir. Parce que finalement, quand il a été créé, je n’étais pas très loin. J’habitais dans la maison. Mon père m’a toujours dit qu’il avait imaginé ce plat en se rasant. Il se rasait au moment du service, jamais le matin, pour que ses clients le voient net. C’était une habitude. Et du coup, il réfléchissait toujours à ses plats. Là, ça a été une révolution, dans les années 1970. Ce plat est mythique, parce que c’était la première fois qu’on mettait du caviar sur du poisson chaud. Voyez-vous l’exactitude de ce souvenir ? De cette transmission de la gastronomie française ? Pour moi, c’est très important que les gens s’y intéressent.
À table, en famille, quel est votre menu ?
Ça dépend du moment et de ce que le jardin offre. Beaucoup d’omelettes le dimanche soir. Sinon, du poulet. Le poulet à l’estragon du dimanche. Ce que mon grand-père appelait le « poulet chasseur ». Apparemment, il ajoutait des champignons. C’est une recette de mon grand-père. Poulet, tomates, champignons et estragon. C’est mon cousin qui m’a montré la recette. Sa mère l’avait gardée. Et puis souvent du poisson. Et en ce moment, du chevreau à l’oseille. Nous sommes à la saison du chevreau.